Objectifier l’écriture
Texte - Gauthier Melin
À l’origine conçu comme un outil de notation d’opérations comptables, notre système d’écriture fut inventé au IVe millénaire avant notre ère en Mésopotamie pour dresser des inventaires, mémoriser des transactions, enregistrer des titres de propriété. Bien qu’ayant pris des usages différents dès l’Antiquité, le développement de l’écriture au travers des âges est ainsi intrinsèquement lié à l’accumulation de richesses matérielles et à l’affirmation d’une hiérarchie sociale.
Partant de ce constat, le travail de Clara Cousineau vise à rassembler l’écriture à sa fonction première en utilisant l’objet comme matière première de l’écrit. L’exposition Objectifier l’écriture présente un corpus d’oeuvres qui interroge les liens entre l’écrit et l’objet par une approche à mi-chemin entre la sémiotique et l’esthétique. Dans une installation rappelant l’intérieur d’un domicile, l’artiste décline, à la manière d’une typographe, un répertoire d’objets-caractères à travers une variété de supports et de techniques, proposant une recherche formelle et une réflexion sociologique sur la notion d’écriture.
L’oeuvre éponyme du titre de cette exposition, présentée en vitrine, est le point de départ de ses recherches sur le sujet. Elle met en scène divers objets associés à l’espace domestique, peints en noir, assemblés de manière séquentielle et placés sur des étagères ornées de lignes bleues reliées par une ligne rouge verticale. À partir de simples indices visuels, notre oeil comprend rapidement qu’il s’agit d’objets qui se comportent comme une série de logogrammes sur une page. Cette transposition en volume de ce que nous analysons habituellement sous un prisme bidimensionnel nous fait ainsi prendre conscience des logiques derrière l’écriture : l’association de symboles visuels dans une structure linéaire, la recherche de sens par segmentation, le support comme cadre physique de l’écrit.
Dans la volonté de construire ce nouveau langage textuel, l’artiste a poursuivi son raisonnement et conçu un système de graphèmes à partir de ces objets. Vingt-six caractères-objets ont été modélisés numériquement et reproduits grâce à l’impression 3D. Ils sont présentés à l’entrée comme une collection de bibelots dans « Police de caractères : Objet », et donnent lieu à des variations typographiques dans « objet | objet | objet ». Dans cette dernière oeuvre, le mot objet a été imprimé selon trois déclinaisons : le caractère régulier surligné, en italique et en gras. Dans une confusion entre signifiant et signifié, l’artiste souligne ainsi un mécanisme autoréférentiel que permet le lien entre l’écrit et l’objet.
À la fois jeu formel et enjeu communicationnel, les caractères se répètent, se multiplient, se transforment selon leur support. Ils proposent aussi diverses lectures socio-historiques à l’emploi de l’écriture. Dans « Mise en relief A - Z » ces caractères sont imprimés en relief sur des matrices qui datent de plus d’un siècle et qui ont servi à l’impression des journaux Le Soleil et L’Événement. Celles-ci ont été trouvées par hasard à l’intérieur de murs d’une maison lors de travaux de rénovation. Disposées dans la galerie à la manière d’un papier peint, elles évoquent la toute-puissance de la presse écrite au siècle dernier, d’un média de masse qui a révolutionné notre rapport à l’écriture et qui a grandement participé à la diffusion d’un modèle patriarcal. Les caractères-objets, imprimés individuellement et en grandes dimensions, y superposent une imagerie féminine et agissent comme un acte d’empouvoirement. Cette démarche n’est pas sans rappeler certains albums-collections d’Annette Messager dans lesquels l’artiste annotait, recopiait, dessinait sur des articles de la presse populaire et des images publicitaires dans le but de tourner en dérision les archétypes féminins qui y étaient véhiculés.
S’asseoir sur la marge, réalisé en collaboration avec le designer graphique Allen’s Cruz, montre quant à elle comment l’utilisation numérique altère notre perception tant cognitive que corporelle de l’écriture. Cette oeuvre relationnelle invite deux personnes à prendre place dans une installation qui comprend une table blanche et deux chaises rouges reliées entre elles, l’ensemble reprenant les codes visuels d’une page.
Un dispositif composé de deux écrans et de deux claviers permet au public d’utiliser cette police de caractère dans un clavardage et d’en faire usage à travers un outil de communication instantané. À la fois réflexion sur l’écriture numérique et expérience comportementale sur les visiteurs, cette installation occupe une place centrale dans l’exposition en jouant sur le contexte dans lequel se déploie cette typographie.
La page est ici à la fois cadre et contenu. Elle ouvre vers de nouveaux horizons avec « Fenêtre narrative » tout en étant outil d’accumulation de la mémoire dans « Une image, mille page ». Elle est, pour reprendre l’expression de Gérard Blanchard , le lieu du texte. Qu’elle soit en argile, en papier, en pixel ou en volume, c’est elle qui détermine le contexte de l’écriture, tant sa spatialité que sa temporalité. La typographie est, selon ce même auteur, une entreprise de domestication de l’écriture, qui avec son système de codes vient incarner l’esprit d’une culture et d’une époque.
Clara Cousineau utilise ainsi les règles typographiques non pas uniquement dans une démarche purement conceptuelle sur l’écriture, mais aussi pour questionner les schémas qui régissent notre compréhension du monde. L’environnement domestique, dans lequel ces objets-caractères prennent vie, agit ainsi lui-même comme une page au sein de laquelle s’applique un ensemble de lois déterminant nos comportements sociaux. L’artiste crée alors une mise en page de la vie de tous les jours. Elle modifie le contexte des objets, les dépouille de leur sens pour mettre en lumière des aspects latents de notre société : le confort standardisé, le désir de posséder en abondance des choses, la surcommunication.
Plutôt qu’une fétichisation de l’écriture, l’exposition Objectifier l’écriture propose une écriture débarrassée de sa signification pour révéler la fécondité de l’ordinaire, ce que Kenneth Goldsmith appelle « l’écriture sans écriture ». La répétition, la copie, la transposition, la manipulation sont ainsi autant de stratégies empruntées par l’artiste au monde de l’imprimé pour traduire la poésie d’un quotidien normé.
Fenêtre narrative, 2021, stores horizontaux peints, 32" x 45,5" x 1,5"
Vues d’exposition, Atelier Circulaire, 2021, Montréal (QC)